dimanche 15 novembre 2009

La lagune sèche tes larmes

Pour guérir, il faut prendre ses pilules aux heures fixes : 8h- 14h- 20h- 2h. Le pire, c’est toujours la nuit. Quand tout le monde dort sauf la souffrance: les affres de la solitude contiennent une jungle délirante qui ricane en frissons tordants. Compter les minutes jusqu’à la prochaine dose, empiler la souffrance sur l’angoisse et pétrir le tout pour s’inventer le temps qui passe. Ne plus savoir si le mal appel la drogue ou si c’est le contraire.

(Pour ma sœur… je n’ai pas de sœur)



C’est la même chose quand on tue un homme, il faut le tuer encore et encore, au même moment, à chaque année. Mais mon frère était déjà mort quand je l’ai abattu. Il tendait une main suppliante vers mon flingue et de son autre cachait son ventre… dont fuyait une nuée d’insectes. J’ai longtemps regardé le fusil comme si c’était une idole baroque, un glyphe indéchiffrable, fait pierre et arme qui se sculpte sur ma main. J’ai tiré, presque sans savoir. La balle a fait un trou sur son front. Sa bouche ouverte béait aussi.

Depuis ce temps, je reviens chaque année dans le désert au même endroit. Il n’y a rien qui l’indique. Un tombeau de tempête s’est repu de son corps, et les bêtes, qui ne reviennent jamais. J’ai sorti l’arme, que je ne voyais plus, d’un métal aussi dur que ma peau. J’ai tiré droit devant moi. Le bruit du tonnerre est devenu un mort, celui qui s’est dressé devant la balle. On aurait dit un cactus qui n’était pas là avant. Dans la peau d’un autre, je me suis approché du cadavre et j’ai découvert son visage. Mon frère n’avait pas de si beaux yeux de femme. Qui était-elle ? Des perles d’or au bout de ses cils et un doigt de rubis sur ses lèvres, petite biche à l’infini. De ses voiles s’échappa une rivière d’argent constellée d’écailles.

L’année suivante, j’ai tiré vers le ciel une grosse larme suspendue dont naquirent les étoiles. Mais elle tomba pourtant non loin de moi et je n’ai pas voulu aller voir de crainte de découvrir un homme.

Et après, j’ai tué mon flingue. Je l’ai fixé sans le voir. Sa beauté m’a terrifiée. Mes doigts bruns aussi longs que son canon, se refermant si bien sur la crosse, se lovant autour de la gâchette, embrassant un clitoris qui n’attendrait que moi. J’ai longtemps regardé l’écho de mes deux yeux au centre de sa gueule noire et finalement, d’un geste las, j’ai tombé les balles du barillet et oublié l’arme sur le sable.

Mes pas ont couru pour le rattraper mais il était déjà parti. Et moi j’ai fui ma raison, prisonnière de la reine-serpent aux yeux d’araignée. J’aurais voulu tuer la mort trois fois comme remède mais elle m’a retrouvé. Et à la place, elle m’a épargné. Je suis le chien de douleur qui hurle jusqu’à trouer le ciel, sans jamais retrouver sa trace et ne plus s’éteindre.

Inspiré par ce livre (et par ma grippe):
Histoires étranges et fantastiques d’Amérique latine
Éditions Métailié, 1997, 504 pages
ISBN : 2-86424-246-X

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